Près d’un salarié français sur deux se comporterait différemment en privé et au travail, selon l’enquête européenne “Qui dupe qui ?”, menée par le cabinet de conseil OPP, en 2007. C’est plutôt mieux que les Anglais, champions de la duplicité, avec un score de 60%, mais nettement moins bien que les Belges (39%) et les Néerlandais (36%). Pis : d’après une autre étude, réalisée l’été dernier par le site d’emploi Monster, 28% de nos compatriotes avouent s’être déjà attribué le travail d’un collègue, quand la moyenne mondiale se situe à 13%.

Malhonnêtes, les Français ? “Ils ne trichent ni ne dissimulent par plaisir, ils s’adaptent à leur environnement en bons caméléons, nuance Annick Allégret, directrice de l’unité ressources humaines et management de l’organisme de formation Cegos. La montée en puissance du politiquement correct empêche aujourd’hui la parole de s’exprimer aussi librement qu’auparavant dans les entreprises, alors ils s’arrangent en feintant…” Ajoutez-y, depuis quelques années, la pression du résultat. “On me demande de sortir des chiffres meilleurs de mois en mois, comme si c’était éternellement possible, déplore un publicitaire. Au bout d’un moment, cela donne envie de les trafiquer. Ou au moins de présenter la réalité sous un jour un peu plus favorable…”

Pourtant, insistent tous les experts consultés, l’honnêteté et la franchise dans les relations professionnelles détermineraient en grande partie l’efficacité d’une entreprise. “Si un manager ment à ses équipes, il peut y trouver son compte une fois, prévient Annick Allégret, mais, en cas de récidive, confiance et motivation vont disparaître. Ce n’est pas une coïncidence si les personnes réputées pour leur leadership sont souvent celles qui mettent en œuvre un management fondé sur la transparence.” Et si les entreprises interrogées cet automne par les agences de communication Ecco et Wellcom ont placé l’honnêteté et l’intégrité parmi les cinq valeurs qui contribuent le plus au succès dans les affaires. A l’ère d’Internet, des blogs et des sites communautaires, la vérité finit toujours par éclater. Alors autant la mettre en forme et la diffuser soi-même. “L’une des rares fois où j’ai voulu retenir une information – c’était sur les augmentations de salaires –, elle a fuité et s’est trouvée déformée, se souvient Antoine Bayle, dirigeant de la SSII Tchap. Désormais, je prends les devants et je dis tout… ou presque.”

Soyez en accord avec vous-même

L’occasion était tentante. Lorsque l’offre de ce groupe d’armement est parvenue sur le bureau parisien de Burson-Mar¬steller, agence conseil en relations publiques, la direction s’est frotté les mains devant l’importance du contrat. Puis elle a réfléchi. “L’idée de travailler pour cette entreprise nous mettait mal à l’aise, explique Philippe Pailliart, le président de la société. Nous avons décidé, à l’issue d’un débat avec l’équipe, de ne pas donner suite.” Cet ancien chef de cabinet au ministère de l’Industrie et du Commerce extérieur a même profité de l’occasion pour inscrire dans les valeurs de l’agence la possibilité pour chaque salarié de refuser de travailler avec un client pour “raisons éthiques”.

Utopique ? Pas tant que ça. Car accepter une mission en inadéquation avec ses principes peut coûter cher. Ainsi, l’étude OPP précitée montre que près de 40% des Français trouvent particulièrement stressant de “jouer un rôle au bureau”. Mal digérée, une telle attitude peut en effet se traduire par de la démotivation ou, chez certains, par une dépression. “A force de se nier, on se perd”, prévient le consultant Jean-Claude Merlane. Moralité : veillez à maintenir un minimum de cohérence entre ce que vous pensez, ce que vous dites et ce que vous faites. Un équilibre subtil que les psychologues désignent sous le nom de congruence. Ce qui n’empêche pas de devoir parfois avaler quelques couleuvres, en silence ! “Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le mot personnalité provient du latin “persona”, qui signifie masque”, analyse Pascal Domont, coach et fondateur du cabinet Human K.

En résumé, être totalement transparent est intenable ; en revanche, on peut ambitionner de se montrer authentique. Pour identifier la frontière entre les deux, posez-vous les questions suivantes à chaque fois que vous rencontrez un dilemme : qu’est-ce qui me gêne le plus dans cette action ? Pour quelles raisons ? A quel point est-ce important pour moi ? Vous déterminerez alors plus facilement si vous devez accepter ou décliner la proposition. Etre en accord avec soi-même signifie aussi rester à l’écoute de ses émotions. “Quelqu’un qui n’exprime jamais ce qu’il ressent devient vite autodestructeur, avertit Sylvie Grivel, coach et formatrice en communication, auteur du livre “Etre soi dans ses relations” (Eyrolles). Les frustrations accumulées finissent par le ronger ou par exploser au moment le moins opportun. Il va en effet se défouler contre ses proches ou contre lui-même.” Rien n’interdit de reprendre courtoisement un collègue : ce n’est pas parce que vous avez un désaccord avec lui qu’il faut nier le conflit. “Au contraire, encourage Sylvie Grivel. Souvenez-vous que le terme reproche a la même racine que le mot rapprocher !”

Sachez distinguer ce qu’il faut dire et ne pas dire

Toute la vérité, rien que la vérité ? Le principe est admirable… mais intenable en entreprise. Dans le monde du travail plus qu’ailleurs, tout n’est pas toujours bon à dire. En premier lieu, parce que certaines informations doivent rester confidentielles. “Lorsque j’ai créé ma société, j’avais pour règle de ne jamais cacher les chiffres à mes équipes, raconte ce dirigeant de PME. Jusqu’au jour où j’ai découvert que mes clients et mes concurrents avaient connaissance du détail de mes résultats et de mes marges. Non pas, semble-t-il, à cause de la malveillance d’un salarié, mais plutôt par imprudence : des informations filtraient à l’extérieur alors qu’elles étaient destinées à l’interne.”

D’autres situations exigent de garder le secret sur ce que l’on sait ou sur ce que l’on pense. C’est notamment le cas des données non vérifiées, qui peuvent donner lieu à des rumeurs. Dans la mesure du possible, attendez que les faits soient avérés avant d’en parler. De même, une transparence intransigeante est impossible à tenir vis-à-vis de vos collègues : elle vous placerait en position de vulnérabilité. Car l’entreprise est aussi le lieu où s’affrontent des ambitions et des projets concurrents. “Si vous travaillez dans un service où personne ne communique d’informations, dévoiler les vôtres sans contrepartie constitue évidemment une erreur tactique”, reconnaît Pascal Domont. D’où la nécessité d’évaluer le contexte avant d’agir.

Enfin, mesurez les avis que vous pouvez laisser filtrer sur tel ou tel collègue, en établissant bien la différence entre ce qui relève de votre opinion personnelle (et qu’il vaut généralement mieux garder pour vous) et ce qui a des conséquences concrètes pour l’entreprise. En clair : asséner une remarque déplaisante à votre voisin de bureau parce qu’il porte une veste horrible est déconseillé. Sauf s’il est en contact direct avec la clientèle. “L’été dernier, un de mes collaborateurs s’est présenté en chemise à fleurs et en sandales à un rendez-vous avec des clients anglais qui étaient en cravate, se souvient le consultant Jean-Claude Merlane. Après coup, je ne lui ai pas ménagé mes reproches : nous aurions pu rater le contrat à cause de sa tenue fantaisiste.”

Adaptez votre discours à vos interlocuteurs

Une fois défini ce que vous voulez dire, reste à trouver la formulation la plus appropriée. Le plus sûr consiste à suivre le modèle DESC, élaboré par les psychologues Sharon et Gordon Bower. Cette méthode divise toute communication en quatre étapes : décrire les faits, exprimer ses émotions sans retenue, suggérer des solutions, insister sur les conséquences positives de la discussion. Ce qui ne doit pas vous empêcher de vous adapter à la personnalité et à la maturité de votre interlocuteur. Certains individus encaissent facilement, d’autres sont plus fragiles. Préférez la suggestion à l’affirmation, si votre tempérament vous porte spontanément à vous montrer trop cassant dans vos propos. “Dernièrement, un client s’est plaint assez sèchement du travail effectué par l’un de nos consultants juniors, témoigne Philippe Pailliart, de Burson-Marsteller. Lorsqu’il m’a fallu transmettre ces critiques à l’intéressé, j’y suis allé en douceur. Je lui ai rappelé que le contexte était difficile et que cette personne était toujours très exigeante. Si je lui avais tout répété dans les mêmes termes, le pauvre se serait trouvé durablement déstabilisé.”

Une précaution qui renvoie à la “courbe du deuil” ou “courbe du changement”, établie par la psychologue américaine Elisabeth Kübler-Ross : quiconque reçoit une information désagréable passe d’abord par une phase de refus avant de l’accepter et éventuellement d’en tirer profit, parfois beaucoup plus tard. D’où l’importance de se montrer diplomate pour faire passer sans trop de douleurs la première étape. De même, votre mode de communication variera en fonction de l’interlocuteur. On ne s’adresse évidemment pas à son chef comme à ses équipes. “Avec mes actionnaires, nous évoquons sans détour les objectifs chiffrés à atteindre. Mais, pour les communiquer aux salariés, je reformule les choses”, explique Jean-Baptiste Renié, le dirigeant d’Envoimoinscher.com, un comparateur de prix spécialisé dans le transport. “Si je leur disais à froid qu’il faut atteindre 20% de rentabilité dans les deux mois, ils risqueraient de paniquer. Je préfère rester vague et laisser entendre que nous devons améliorer nos marges. C’est à demi-honnête, mais cela me paraît plus humain.”

Enfin, il faudra vous adapter à la structure de votre entreprise : quand les grands groupes obligent la plupart du temps leurs cadres à s’exprimer avec beaucoup de prudence, les start-up admettent des rapports plus directs et plus décomplexés. “Dans une PME, les salariés sont plus proches physiquement les uns des autres, comme de la direction : les échanges interpersonnels sont favorisés et ils peuvent donc, en théorie, dire plus librement ce qu’ils ont sur le cœur”, analyse Anne Saüt, directrice du cabinet Diversity Conseil.

Attendez le bon moment pour vous exprimer

Reste la question du timing. Quand il a appris que sa maison mère allait supprimer de nombreux postes aux Etats-Unis, le dirigeant de la filiale française de cette entreprise mécanique s’est immédiatement demandé quel était le meilleur moment pour communiquer l’information à ses collaborateurs. Il a finalement décidé de la tenir secrète quelques semaines et d’attendre la réunion trimestrielle pour l’annoncer à son équipe : “J’ai profité d’une occasion où tout le monde était présent.” Attendre, comme il l’a fait, un rendez-vous formalisé est une solution. Certains managers optent pour les entretiens annuels d’évaluation ou les réunions hebdomadaires prévues de longue date pour transmettre ce type de nouvelles.

D’autres préfèrent régler les problèmes en dehors du contexte habituel. “Profiter d’un déplacement professionnel ou d’un déjeuner informel permet des échanges plus sereins”, approuve Anne Saüt. C’est ainsi qu’a procédé Antoine Bayle, créateur de la SSII Tchap, lorsqu’il a voulu recadrer un salarié dont les retards se multipliaient. “Je pensais initialement attendre une réunion de travail pour aborder la question, mais l’occasion s’est finalement présentée avant, au cours d’une discussion détendue sur un tout autre sujet, explique ce jeune dirigeant. Du coup, la remarque est beaucoup mieux passée.” De même, il est généralement plus facile d’effectuer une annonce quand l’ambiance est détendue, après la signature d’un contrat, par exemple. Mais attention : “Dès lors que le problème est individuel, et non collectif, la mise au point doit se dérouler seul à seul, en tête
à tête”, prévient Anne Saüt.